Influence de la classe grammaticale

 

I. Les tâches de détection de lettres

II. L'enregistrement des mouvements oculaires

III. La mesure des ondes cérébrales

 

L’hypothèse d’un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux chez le sujet sain est née de l’observation de patients aphasiques présentant un agrammatisme, pathologie dont le tableau clinique est caractérisé par une omission et/ou substitution quasi-systématique des mots grammaticaux. Tout comportement pathologique permettant d’émettre des inférences quant au comportement « normal », l’idée selon laquelle mots grammaticaux et lexicaux pouvaient faire l’objet d’un traitement différentiel chez le sujet normal s’est alors imposée d’elle-même. La littérature expérimentale dont nous rapportons ci-après quelques résultats corrobore cette hypothèse. En effet, que l’on considère les études basées sur des tâches de détection, celles reposant sur l’enregistrement des mouvements oculaires ou encore celles reposant sur l’enregistrement de l’activité électrique du cerveau, toutes s’accordent à décrire un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux au cours de la lecture de textes en prose.

I. LES TACHES DE DETECTION DE LETTRES

Dans ce type de paradigmes, la tâche du lecteur est d’entourer une lettre particulière (déterminée au préalable par l’expérimentateur) au sein du texte qui lui est proposé. 

 1. Les trois hypothèses de Corcoran  (1966)

Dans le texte que propose Corcoran (1966), plusieurs « e » ont été supprimés. La tâche des sujets (anglophones) était alors d’indiquer ces lieux d’omission. Deux résultats intéressants émergèrent de cette étude : (1) l’absence de « e muets » (silent e), tel qu’on le trouve dans « hopeful » et « lovely », a trois fois moins de chances d’être repérée que l’absence de e prononcés [i] (result) ou [Ɛ] (problem), (2) la probabilité de ne pas détecter le e du mot grammatical « the » est plus forte que celle de ne pas détecter un « e muet » et que celle de ne pas détecter un « e audible ».

A la suite de ces résultats, et afin de rendre compte des fréquentes erreurs de détection faites sur la lettre e du mot grammatical anglais the, Corcoran émet trois hypothèses. L’idée selon laquelle la « non-prononciation » de la lettre cible serait seule responsable des erreurs de détection constatées constitue la première hypothèse. Si cette hypothèse est vraie, alors tous les e prononcés [Ə] en finale devraient faire l’objet d’autant d’erreurs de détection, qu’il s’agisse du mot the ou de tout autre mot. Selon une deuxième hypothèse,  les fréquentes erreurs de détection dont font l’objet les e de the seraient dues à la localisation de la lettre cible à l’intérieur du mot (position finale). Selon la troisième hypothèse, un phénomène de redondance entre les lettres constitutives du mot the pourrait expliquer cette prédominance d’erreurs de détection[1].

Plusieurs constatations ont poussé Corcoran à abandonner l’idée selon laquelle la prononciation (ou plutôt la non-prononciation) du e final de the serait responsable des multiples erreurs de détection dont cette cible faisait l’objet. Une raison déterminante fut celle de constater que la différence entre les omissions de e muets et de e audibles (tels herb ou venus) détectées n’était plus significative dès lors qu’un autre mot que the était considéré. Autrement dit, tous les mots comportant un e muet ne font pas l’objet d’autant d’erreurs que the.

Corcoran dut également se résoudre à  abandonner l’hypothèse de la localisation, hypothèse voulaant que tous les e placés en finale de mots soit mal détectés par les lecteurs. Il observa, en effet, que le e final de the avait bien plus de chances d’être omis que les autres e placés en finale d’autres mots.

Parmi les trois hypothèses, seule sera donc retenue celle de la redondance : le lecteur ne focalisant pas son attention sur une lettre qu’il présupposerait présente.

2. L’hypothèse de l’unification (Healy, 1976; Drewnowski & Healy, 1977)

A la suite des travaux menés par Corcoran (1966), Healy (1976) décide de répliquer l’expérience avec cette fois comme cible non plus la lettre e mais la lettre t. L’autre différence concerne la tâche des sujets : les lettres cibles n’ayant pas été supprimées du texte, la tâche des lecteurs consiste à détecter leur présence.

Comme l’avait fait Corcoran s’agissant de la lettre e, Healy constate, elle aussi, un nombre plus important d’erreurs de détection sur le t de the que sur celui d’autres mots cibles tels que try.

Ceci confirme l’invalidité des hypothèses de la localisation (t est en initiale, e en finale) et de la prononciation (e et t, bien que ne se prononçant pas de la même manière sont aussi peu détectés l’un que l’autre sur le mot the). De plus, l’auteur constate que le t de thy, qui se prononce de la même manière que le t de the, fait l’objet de moins d’erreurs de détection.

La confrontation de deux textes, l’un comportant les mots dans le « bon ordre » et l’autre les mots « dans le désordre », permit à Healy de rejeter également l’hypothèse de la redondance. En effet, bien que le texte aux « mots mélangés » (scrambled words passage) réduise la redondance du morphème the, les erreurs de détection constatées sur celui-ci étaient tout aussi fréquentes.

 

Aucune des trois hypothèses émises par Corcoran en 1966 (prononciation, localisation, redondance) ne permettant d’expliquer les résultats obtenus, Healy en avance une quatrième : celle de l’unification.

Selon cette hypothèse, une lettre sera d’autant moins visible (c’est-à-dire apte à être détectée) qu’elle se trouve intégrée dans une unité de traitement d’une taille supérieure à celle de la lettre. Pour l’auteur, la familiarité de la forme graphique serait une variable susceptible d’influer sur la taille des unités lues : un mot de configuration familière tel que the ne serait pas lu « lettre par lettre » mais en termes d’unités plus larges que les lettres. On comprend dès lors qu’il soit plus difficile de détecter une lettre au sein d’un terme dont les traitements s’effectuent à un niveau supérieur à celle-ci.

 

 Si cette première étude menée en 1976 sur la taille des unités en lecture a permis à Healy de montrer, par le biais du postulat de l’unification, que des mots tels que the, pouvaient être lus en termes d’unités plus larges que les lettres, c’est un an plus tard que, lors de nouvelles investigations, Healy et Drewnowski (1977) mettent en évidence l’existence d’unités de lecture plus larges que les mots.

Dans cette nouvelle expérience, les sujets avaient à lire des textes de 100 mots chacun dans lesquels il leur était demandé d’entourer chaque occurrence d’une cible donnée : lettre, groupe de lettres ou mot. Ici étaient donc considérés à la fois les lettres mais aussi les groupes de lettres et les mots eux-mêmes. Les résultats portent sur les mots grammaticaux the et and (troisième mot le plus fréquent) et sur ces mêmes trigrammes mais insérés dans d’autres mots. 

 

Dans chaque cas, les expérimentateurs constatèrent un nombre disproportionné d’erreurs de détection sur the et and. Le nombre d’erreurs de détection sur ces deux mots était plus faible lorsque ces derniers étaient placés dans un contexte syntaxique inapproprié (voir Figure 1) ou lorsque l’identification de la cible était perturbée par des changements de typologie (une lettre sur deux était en minuscule) ou de mise en page (texte présenté en colonnes avec seulement un mot par ligne, rendant de ce fait la lecture de gauche à droite impossible).  

Contexte syntaxique approprié 

Contexte syntaxique inapproprié 

« A cup of coffee is on the table »

(une tasse de café est sur la table)

 

* « A of coffee the is cup table on »

*(une de café la est tasse table sur)

« Are your brother and sister invited ? »

 (ton frère et ta sœur sont-ils invités ?)

 

*« Brother your and are sister invited ? »

* (frère ton et sont sœur invités ?)

 

                            Figure 1. Contextes syntaxiques appropriés et inappropriés

Le fait que les mots immédiatement postposés ou antéposés soient lus conjointement au mot grammatical cible pourrait expliquer que the et and fassent davantage l’objet d’erreurs de détection lorsqu’ils figurent dans un contexte syntaxiquement approprié.

Autre constat : le mot cible and et le mot contrôle ant qui, orthographiquement, ne diffère du premier que par sa dernière lettre, font tous deux l’objet d’un traitement différentiel. En effet, les lecteurs font toujours plus d’erreurs de détection sur and que sur ant et ce, même si leur tâche consiste à repérer les mots and et ant  et non les groupes de lettres intégrés dans des mots plus longs.   

Les résultats obtenus permirent d’éliminer trois hypothèses :

 

Première hypothèse : C’est la grande prédictibilité des lettres constitutives des mots the et and qui fait que les sujets échouent lorsqu’il s’agit de les repérer (Corcoran 1966)

Healy & Drewnowski rejettent cette hypothèse dès l’instant où ils remarquent que, sans intervenir sur la redondance contextuelle de ces mots mais en modifiant par contre la typographie et le format, le nombre d’erreurs de détection sur the et and s’amenuise. L’hypothèse de la redondance sous-entendrait que le nombre d’erreurs sur le mot the soit plus important dans le texte où les mots figurent dans le « bon ordre » que dans celui où l’ordre des mots a été modifié. Or, Healy & Drewnowski n’ont pas obtenu ce résultat.

  De plus, le fait que le nombre d’erreurs de détection soit toujours plus important sur and que sur ant, lorsque ce dernier remplace and dans des textes où les contextes sont similaires, permet d’éliminer l’hypothèse d’un effet contextuel de même que l’hypothèse d’un effet de la forme (les formes des mots and et ant étant très similaires).

 

Deuxième hypothèse : C’est la faible longueur des mots the et and qui, en les rendant moins visibles, est responsable de l’important nombre d’erreurs de détection dont ils font l’objet.

Cette deuxième hypothèse doit être écartée dans la mesure où les auteurs constatent un nombre supérieur d’erreurs sur and alors que ce mot a la même longueur que ant.

 

Troisième hypothèse : Les groupes de lettres the et and sont plus facilement repérables lorsqu’ils sont inclus à l’intérieur d’un autre mot (comme dans « candle » ou « gathering » par exemple) que lorsqu’ils constituent un mot à eux seuls.

Bien que l’on constate un nombre supérieur d’erreurs de détection sur le mot the lorsque celui-ci figure dans le texte en tant que mot à part entière et non en tant que constituant d’un autre mot, cette hypothèse ne peut être validée dans la mesure où le nombre d’erreurs est toujours plus important sur and que sur ant  alors que la tâche du lecteur est de ne repérer que les mots and et ant et non ces mêmes  groupes de lettres mais inclus dans d’autres mots (comme dans « gallantry »  pour le trigramme ant).

 

Le postulat de l’unification, voulant que la lecture de mots fréquents se fasse au niveau du syntagme, voire de la phrase, expliquerait l’important taux d’erreurs constatées dans une tâche où la cible à détecter se situe à un niveau inférieur : celui du mot. Ceci expliquerait également que les mots cibles soient mieux détectés dans des phrases agrammaticales où la lecture à un niveau supérieur à celui du mot est impossible. Ainsi, d’après l’hypothèse de l’unification, seule la fréquence explique le défaut d’attention porté aux mots grammaticaux.

3. L'hypothèse structurale : Koriat et Greenberg (1991)

La thèse de l’unification fut remise en question par Koriat et Greenberg (1991). Ils postulèrent que la fonction assurée par les mots grammaticaux pouvait contribuer, en plus ou à la place de la fréquence, à ce que ce type d’unité fassent davantage l’objet d’erreurs de détection que les mots lexicaux. Considérant que l’accès aux informations relatives à la structure de la phrase facilite l’accès aux informations sémantiques, Koriat et Greenberg envisagent l’analyse des mots grammaticaux comme une première phase de traitement permettant l’élaboration d’une « structure squelettique » (skeletal structure) de la phrase. Une fois utilisés pour l’élaboration de cette structure, les mots grammaticaux passeraient au « second plan » (background) afin de permettre l’intégration sémantique. Les fautes de détection constatées sur les mots grammaticaux résulteraient donc du fait qu’il soit  plus difficile de détecter une cible à l’intérieur d’une unité structurale passée au second plan qu’à l’intérieur d’un mot lexical occupant le « premier plan ». Selon cette conception, l’identification des lettres requiert un traitement post-lexical alors que selon la thèse de l’unification, le traitement au niveau de la lettre intervient en même temps que les traitements aux autres niveaux.

Diverses études vinrent appuyer cette thèse, et notamment celles consistant à faire varier le rôle syntaxique du mot grammatical tout en contrôlant des variables telles que la familiarité de la configuration visuelle du mot cible (Koriat & Greenberg, 1994).

Dans une série d’expériences, Koriat et al. (1994) comparèrent des couples de phrases en hébreu, phrases ayant le même sens mais comportant l’une un mot grammatical sous la forme d’un mot fréquent et l’autre un mot lexical préfixé d’une lettre véhiculant la même information structurale que le mot grammatical. Bien que cette dernière forme soit beaucoup moins fréquente que la première, les résultats montrèrent des taux d’erreurs de détection plus importants sur le mot préfixé que sur le mot grammatical apparié. De plus, les erreurs de détection constatées étaient essentiellement centrées sur la lettre apposée.

Lors d’une autre série d’expériences, Koriat et Greenberg (1991) ont remplacé certains mots grammaticaux et lexicaux par des « non-mots ». Les résultats montrèrent plus d’erreurs sur les « non-mots » remplaçant les mots grammaticaux que sur ceux remplaçant les mots lexicaux. Bien que ces résultats semblent plaider en faveur de l’hypothèse structurale, Healy (1994) propose une autre alternative basée sur la thèse de l’unification. Elle soutient que les « non-mots grammaticaux » ont pu être considérés par les lecteurs comme des mots grammaticaux très fréquents mal orthographiés (par exemple fol  et  fom  pour for).

Greenberg, Koriat et Shapiro (1992) menèrent une troisième série d’expériences prenant en compte le fait qu’en anglais un même mot grammatical est susceptible d’assurer différents rôles syntaxiques. Ils utilisèrent pour ce faire la séquence très courante « for the » apparaissant soit dans le même groupe syntaxique (« he worked for the whole hour. »), soit dans deux groupes syntaxiques différents (« success is all he worked for the whole decade »). Dans ce dernier cas les auteurs constatèrent moins d’omission de la lettre f . Les autres résultats montrent une baisse du nombre d’omission lorsque le mot grammatical assume le rôle d’un mot lexical (comme dans le pour et le contre).

La thèse de l’unification rend difficilement compte de ces faits : l’orthographe des mots cibles demeure inchangée et pourtant, le nombre d’omissions sur les mots grammaticaux varie au cours des différentes expériences. La familiarité de la forme graphique ne peut donc pas être le seul facteur entrant en jeu.

4. De l’hypothèse de l’unification à l’hypothèse des temps de traitement.

Comme l’ont montré Moravcsik et Healy (1995), lorsqu’une forme graphique peut être interprétée soit comme un mot lexical, soit comme un mot grammatical, le sens grammatical est généralement le sens le plus fréquent. Ainsi, alors que la familiarité de la forme ne saurait rendre compte des omissions, il semblerait que la familiarité du sens y parvienne C’est ce que montre les dernières expériences menées par Moravcsik et Healy : les mots ayant une fréquence d’emploi élevée donnent lieu à de plus fréquentes erreurs de détection que les mots moins fréquents.

Afin de rendre compte de ces faits, Healy (1994) et Moravcsik et Healy (1995) proposent une « nouvelle version » de l’hypothèse de l’unification. Ils proposent l’hypothèse des temps de traitement. Selon cette hypothèse, le traitement visuel des lettres se poursuit jusqu’à un stade avancé de l’accès sémantique/syntaxique. La vitesse à laquelle s’effectuent ces deux traitements influe donc sur la détection des lettres. La familiarité de son sens, de même que la familiarité de sa forme peuvent réduire le temps nécessaire au traitement d’un mot. Tout facteur entraînant une diminution des temps de traitement influe sur la probabilité d’omettre une lettre lors d’une tâche de détection.

 

En résumé, l’ensemble des expériences dont nous avons fait mention dans la présente section s’accordent à montrer un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux en lecture, les premiers donnant lieu à plus d’erreurs de détection que les seconds. Deux hypothèses contradictoires permettent de rendre compte de ce phénomène, phénomène connu sous le nom « d’effet d’omission de lettre » (Healy, 1976) : l’une est l’hypothèse de l’unification (comprenant l’hypothèse des temps de traitement) et l’autre l’hypothèse structurale (avec au centre le rôle joué par les indicateurs syntaxiques).

 

Quelque peu différentes des tâches de détection de lettre dès lors qu’elles n’imposent aux lecteurs d’autre tâche que celle de lire silencieusement, les études basées sur l’enregistrement des mouvements oculaires au cours de la lecture s’attachent également à décrire un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux : les premiers étant, d’une manière générale, beaucoup moins regardés que les seconds au cours de la lecture.

 

II. L'ENREGISTREMENT DES MOUVEMENTS OCULAIRES

Depuis le premier enregistrement des « mouvements oculaires » réalisé à l’aide d’un stéthoscope[1] en 1878 par Javal et Lamare, d’autres techniques plus modernes faisant appel à l’informatique ont montré que le regard ne se déplaçait pas de manière linéaire au cours de la lecture (contrairement aux impressions du lecteur) mais effectuait alternativement des sauts (saccades) et des pauses (fixations).

Les saccades, mouvements rapides (moins de 80 ms) échappant au contrôle volontaire, ne correspondent pas à la vision utile, elles permettent seulement les changements de visée à l’intérieur du texte. La sensibilité de l’œil étant inhibée lors des saccades, c’est au cours des fixations que sont extraites les informations d’un texte.

Les fixations, moments où le regard reste stationnaire, correspondent à la vision utile. La durée d’une fixation est l’intervalle entre deux saccades, soit environ 250 millisecondes.

 D’une manière générale, les trois expériences  dont nous rapporterons ci-après les résultats (Rayner, 1977 ; Just & Carpenter, 1980 ; Perrier & al.,1991) montrent un traitement différentiel des morphèmes et des lexèmes : les premiers recevant, entre autres, moins de fixations que les seconds.

1. L’influence de la catégorie grammaticale sur le nombre de fixations. (Rayner, 1977)

Le matériel linguistique proposé aux sujets (10 étudiants) comportait  225 phrases toutes formées comme suit:

« the + sujet + verbe + the + objet + syntagme prépositionnel ». (par exemple : « the boy plays the guitar all day long. »)

Chaque phrase était incluse dans un texte court d’environ cinquante mots.

Le tableau ci-dessous (Figure 2) fait mention des résultats obtenus, exprimés, selon la catégorie grammaticale, en nombre de fixations (de progression et de régression) et en durée de fixations (mesurée en millisecondes).

 

 

The

Sujet

Verbe

The

Objet

Nbre de fixations

Progression

Régression

 

10.5

2.7

 

47.4

8.1

 

47.2

8.1

 

21.8

3.6

 

42.5

7.5

Durée de fixation

Progression (msec)

Régression (msec)

 

167

123

 

204

185

 

231

233

 

208

135

 

214

212

Figure 2. Résultats obtenus par Rayner (1977)

S’agissant du nombre de fixations, les données indiquent que les mots grammaticaux (the) font l’objet de moins de fixations que les mots lexicaux. De plus, les résultats montrent un nombre moins important de régressions sur les mots grammaticaux que sur les mots lexicaux (sujet, verbe, objet).

L’examen des durées de fixations montrent que, si les fixations de progression sont plus courtes sur le « premier the » que sur tous les autres mots lexicaux, il n’en va pas de même pour le « second the », dont la durée de fixation est supérieure à celle du sujet.

Les durées de fixation « rétroactives » permettent d’opposer mots grammaticaux et mots lexicaux dès l’instant où elles montrent très clairement des temps de fixations beaucoup plus courts sur les mots grammaticaux.

Comme nous venons de le voir, les données relatives au nombre de fixations conduisent Rayner (1977) à opposer mots grammaticaux et mots lexicaux. Nous pourrions toutefois reprocher à cette expérience de ne pas avoir pris en compte une variable telle que la fréquence qui, comme nous l’avons vu précédemment est intrinsèquement liée à la catégorie grammaticale du mot. Cette variable sera prise en compte par Just & Carpenter qui établissent un lien entre fréquence d’usage du mot et temps de fixation.

2. Fréquence et temps de fixation (Just & Carpenter, 1980)

Quatorze étudiants anglophones participèrent à l’expérience menée par Just et Carpenter. Leur tâche était de lire, puis de résumer brièvement, une série de quinze textes à contenu scientifique.

L’analyse des données recueillies a montré que les mots lexicaux étaient en majorité tous fixés et que les mots non fixés étaient, pour la plupart, des mots grammaticaux courts tels que the , of et a. De plus, les résultats ont indiqué des fixations plus longues sur les mots peu fréquents (des termes scientifiques au contenu très spécifique).

Pour Just et Carpenter, la longueur des fixations est à la fois fonction de la fréquence d’usage du mot et de son importance thématique. Or, nous savons que les mots grammaticaux sont d’une part très fréquents et d’autres part sémantiquement pauvres. Ils devraient donc faire l’objet de temps de fixation plus courts que les mots lexicaux.

Comme l’expérience menée par Rayner (1977), expérience qui ne prenait pas en compte la fréquence, l’expérience menée par Just et Carpenter ne permet pas d’estimer l’influence de la classe grammaticale en lecture dès lors qu’elle ne tient pas compte des éventuels effets de la longueur du mot..

C’est donc dans le but de déterminer le rôle effectivement joué par la catégorie grammaticale que Perrier et ses collaborateurs (1991) ont étudié l’effet croisé des deux variables que sont la catégorie grammaticale et la longueur du mot (les mots grammaticaux étant généralement des mots courts).

3.  Effet croisé de la longueur et de la classe grammaticale (Perrier & al., 1991)

Sachant que les mots grammaticaux sont généralement des mots courts et fréquents, et qu’il a été montré que les mots courts recevaient moins de fixations multiples et avaient des durées de fixations plus courtes que les mots longs (Rayner & McConkie, 1976), étudier l’effet croisé de ces deux variables allait permettre de tester les effets de la classe grammaticale sur le traitement des stimuli visuels proposés aux lecteurs.

L’expérience fut menée auprès de seize sujets francophones, répartis en quatre groupes, selon deux tranches d’âge (35-49 ans et 50-64 ans), et deux niveaux d’études (9 à 12 années d’études ou études supérieures au baccalauréat). Le matériel linguistique proposé était constitué d’une série de phrases de trois lignes pouvant comporter des mots lexicaux ou grammaticaux monosyllabiques, des mots lexicaux ou grammaticaux bisyllabiques, ou des homographes grammaticaux et lexicaux.

S’agissant du nombre et des durées de fixations, les résultats ont montré que les mots lexicaux étaient d’une manière générale davantage fixés que les mots grammaticaux, que les fixations multiples étaient plus fréquentes sur les premiers que sur les seconds et qu’enfin les mots lexicaux faisaient l’objet de temps de fixations significativement plus longs que les mots grammaticaux.

S’agissant des effets de longueur du mot, les auteurs constatent que les mots monosyllabiques (grammaticaux et lexicaux) sont moins souvent fixés, reçoivent moins de fixations multiples et ont des durées de fixations plus courtes que les mots bisyllabiques. L’analyse des effets conjoints de ces deux variables montre un effet réel de la classe grammaticale sur le nombre de fixations. En effet pour une même longueur, les mots grammaticaux donnent lieu à moins de fixations que les mots lexicaux, la différence étant de 23% lorsqu’ils sont tous monosyllabiques.

Le fait que les mots grammaticaux issus des couples d’homographes soient moins fixés et fassent l’objet de temps de fixations plus courts que leurs homologues lexicaux confirme l’effet de la classe grammaticale sur les données oculaires recueillies.

 Outre les expériences reposant sur des tâches de barrage de lettres et celles reposant sur l’enregistrement des mouvements oculaires, d’autres études basées sur la mesure des ondes cérébrales ont permis de mettre en évidence un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux en lecture.

 

III. LA MESURE DES ONDES CEREBRALES

Compte tenu de leur très haute résolution temporelle (de l’ordre de la milliseconde), les Potentiels Evoqués sont, pour l’instant, la mesure la plus fiable – non invasive – de l’activité fonctionnelle cérébrale accompagnant les processus cognitifs. Si les enregistrements sur le scalp ne fournissent pas une information très précise sur la localisation des régions impliquées, ils constituent en revanche la méthode la plus informative par rapport à la chronométrie de la mise en jeu des populations de neurones, et des régions cérébrales engagées dans les divers processus de traitement des informations sensori-motrices. Les Potentiels Evoqués sont donc très précieux pour l’étude et le développement des modèles de traitement de l’information chez l’homme (Démonet, 1995).

 

Prenant en considération le fait que mots grammaticaux et mots lexicaux ne véhiculaient pas le même type d’informations (informations essentiellement sémantiques s’agissant des mots lexicaux et informations relatives à la structure syntaxique pour les mots grammaticaux), Swinney, Zurif et Cutler (1980) ont postulé que ces deux types de morphème devaient être traités par des aires cérébrales fonctionnellement et anatomiquement différentes. Corroborant cette hypothèse, des études basées sur l’enregistrement des Potentiels Evoqués (PE) ont montré des différences entre les mots de classe ouverte et les mots de classe fermée.

Selon Kutas et Hillyard (1984), la plus grande différence entre les mots des deux classes réside dans l’amplitude de l’onde N400 (onde négative, dont l’attaque est à 200 ms, culminant vers 400 ms et ayant une durée de 400-600 ms). Potentiellement, tous les mots lexicaux inclus dans des phrases génèrent une N400 dont l’amplitude dépend d’une variété de facteurs tels que la prédictibilité (Kutas et Hillyard, 1984), la répétition (Van Petten et al., 1991), et, dans une certaine mesure, la fréquence (seulement pour les premiers mots lexicaux des phrases, Van Petten et Kutas, 1991). En revanche, les mots grammaticaux ne génèrent pas de N400 (voir cependant King et Kutas, 1995, pour une exception).

Neville, Mills et Lawson (1992) ont montré que les potentiels évoqués relevés pour les mots grammaticaux différaient de ceux relevés sur les mots lexicaux non seulement par l’absence d’une N400 mais également par la présence d’une onde négative antérieure gauche culminant à 280 ms (autrement dit une N280). Ils conclurent que la N280 était un signe qualitatif de l’effet de la classe du mot dès lors qu’elle n’est pas induite par les mots de classe ouverte, et ce, quelle que soit leur longueur ou leur fréquence. Ceci, associé à sa localisation antérieure gauche à conduit Neville et ses collaborateurs à postuler que la N280 était générée, si ce n’est par l’aire de Broca, par une région proche de celle-ci.  Pour ces auteurs, un tel constat renforce l’idée selon laquelle il y aurait « activation de différents systèmes neuraux organisés pour traiter les différents types d’informations véhiculés par ces deux classes de mots ».

Afin de mettre en évidence un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux, King et Kutas (1995) répliquèrent auprès de 24 étudiants anglophones (12 hommes, 12 femmes) le même type d’expérience que celles précédemment citées. Le matériel linguistique utilisé comptait 288 phrases comportant chacune un mot cible grammatical ou lexical. Les mots lexicaux tests comportaient des noms, des verbes et des adjectifs. Les mots grammaticaux tests comportaient des infinitifs, des articles (« the »), des articles indéfinis (« a » ou « an »), des prépositions (« of » ou « for »), des conjonctions ainsi que certaines forme du verbe « to be » (« was » ou « is »). Les indices de fréquence considérés pour chaque mot test étaient ceux de la base lexicale de Francis et Kucera (1982). Au cours de l’expérience, les sujets devaient lire l’ensemble des phrases, présentées mot par mot, sur un écran d’ordinateur tandis que leur électroencéphalogramme (EEG) était enregistré. Afin de pouvoir enregistrer les potentiels évoqués, chaque participant était « équipé » d’électrodes mastoïdiennes ainsi que d’un filet géodésique comportant 6 paires d’électrodes latérales. Comme l’indique la Figure 3, les résultats obtenus par King et Kutas ont montré de très claires différences entre les mots grammaticaux et les mots lexicaux. Par exemple, les potentiels évoqués enregistrés sur les mots lexicaux étaient caractérisés par une onde négative plus importante entre 250 et 500 ms, laquelle est plus importante dans l’hémisphère droit (N400), et une onde négative plus importante pour les mots de classe fermée dans les régions antérieures de l’hémisphère gauche.

            Figure 3. Moyenne à partir des 14 sites d’électrodes pour les mots de classe ouverte (lignes pleines) et les mots de classe fermée considérés dans cette étude. L’hémisphère gauche est reporté à gauche et les voltages négatifs sont reportés vers le haut.

 

 

Les données obtenues en imagerie cérébrale confirment donc les résultats obtenus lors des tâches de détection de lettres ainsi qu’au cours de l’enregistrement des mouvements oculaires, à savoir un traitement différentiel des mots grammaticaux et des mots lexicaux en lecture.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] La technique utilisée consistait à poser un stéthoscope sur la paupière fermée d’un œil pendant la lecture de l’autre œil.

 

 

 


 

[1] Afin de rendre plus clair ce dernier point, considérons le cas des lettres q et u en français : hormis en position finale, comme dans « coq », la règle orthographique veut que la lettre q soit obligatoirement suivie de la lettre u,  laquelle lettre est redondante puisqu’elle n’apporte aucune information supplémentaire.

La redondance peut également être présente au niveau des mots (dans ce cas, on parle de prédictibilité) : dans un contexte donné, un sujet s’attend à percevoir certains mots plutôt que d’autres et ce, en raison des contraintes de la syntaxe ou de la sémantique. Dans la phrase « il n’a pas prêté attention aux miaulements menaçants et s’est fait griffé par le… », le mot  chat est très « attendu », compte tenu des éléments du contexte (miaulements, griffé).