Les Mouvements Oculaires

 

 

 

Afin de mettre en évidence et de comprendre les mécanismes de la pensée qui interviennent lorsqu'une personne réfléchit ou agit, il est impératif de déterminer les indices reflétant le mieux les processus mentaux qui se déroulent. Des indicateurs directs ou indirects, immédiats ou différés, interférents plus ou moins avec le déroulement spontané du comportements, sont proposés: temps de réaction, réponses verbales, choix implicites ou explicites...

Parmi ces indicateurs, les mouvements oculaires semble les plus appropriés dans la mesure où il s'agit d'une trace spontanée, directe et mesurable de l'attention du sujet en action.

La question est de savoir dans quelle mesure les données oculaires recueillies sont le reflet des processus mentaux impliqués dans la lecture. Pour y répondre, il faudrait pouvoir établir des correspondances constantes entre les démarches mentales impliquées et les mouvements oculaires observés.

Les saccades: un indice de l'attention visuelle

Selon Posner (1980), toute saccade est précédée par un déplacement de l'attention visuelle vers la position souhaitée d'arrivée du regard. Cette hypothèse a ensuite été développée par Fisher (1986) puis Fisher et Breitmeyer (1987). Pour ces auteurs, le déplacement du regard s'effectue en une succession d'étapes: désengagement de l'attention de la position de départ, déplacement de l'attention sur la cible puis engagement de l'attention sue la nouvelle position de la cible (Figure 1)

Pour Morrison (1984) l'accès au sens du mot fixé (n) permet le déplacement de l'attention sur le mot suivant (n+1). Dans le cas de mots grammaticaux courts, l'auteur souligne que le laps de temps s'écoulant entre la préparation de la saccade vers n+1 et sa réalisation suffirait au lecteur pour accéder au sens du mot n+1. Dans ces cas là, la saccade pourrait être reprogrammée et n+1 "sauté". Ceci expliquerait que les mots grammaticaux ne fassent souvent l'objet d'aucune fixation (O'Regan, 1979).

Les fixations

La durée moyenne d'une fixation est de 200-250 ms mais elle peut varier entre 100 et 500 ms pour un même sujet (Rayner, 1978). Certains auteurs (Ward & Juola, 1982) affirment qu'il s'agit là d'un épiphénomène alors que d'autres (Just & Carpenter, 1980 ; Rayner, 1977, 1978) affirment qu'il existe un lien entre les processus cognitif et le temps passé sur un mot.

Deux points de vue sont traditionnellement adoptés concernant le lien possible entre les temps de fixation et les processus de d'analyse linguistique: celui d'un contrôle cognitif direct et celui d'une disjonction temporelle entre périodes de fixation et traitements linguistiques.

1. Hypothèse d'un contrôle cognitif direct

 Au cours d’une expérience menée par Pynte (1974) auprès de lecteurs francophones, furent comparés les traitements des nombres 82 et 28, comportant tous deux les mêmes chiffres mais variant dans le nombre de syllabes nécessaires à leur prononciation. La tâche du sujet était de restituer les séries de chiffres. Pynte constata alors que les temps de fixation des chiffres étaient fonction du nombre de syllabes nécessaires à leur prononciation. Il y a donc un lien direct entre les traitements linguistiques (d’ordre phonologique ici) et le comportement oculomoteur observé.

Dans le modèle de lecture que proposent par Just et Carpenter en 1980 ( Figure 2), le lien entre les données oculaires et la théorie repose sur deux  postulats :

  1. Le lecteur interprète chaque mot au moment même où il le rencontre et ce, au risque de se tromper. L’interprétation d’un mot se fait à différents niveaux de traitement : l’encodage du mot, l’attribution d’un sens, son assignation à un référent, ses propriétés syntaxiques, ses relations avec les autres mots de la proposition et de la phrase… Ce postulat de « l’immédiateté » (immediacy assumption) suppose que les interprétations à quelque niveau que ce soit interviennent aussitôt qu’ont été dégagés les traits formels des lettres.

  2. Le postulat « œil-cognition » (eye-mind assumption) suppose que les yeux restent sur le mot tant que son traitement n’est pas terminé.

 

Figure 2.  Modèle de lecture de Just et Carpenter (1980)

La colonne de gauche indique les différentes étapes nécessaires aux traitements du stimulus présenté en modalité visuelle. La mémoire à long terme, à droite, est la « banque de connaissances », incluant le savoir orthographique, phonologique, syntaxique et sémantique du langage, les caractéristiques propres à certains types de discours, ainsi que le savoir relatif aux procédures utilisées lors du passage aux différentes étapes indiquées à gauche.

Ce modèle, de type séquentiel, comporte cinq processeurs : un système d’extraction des signes visuels, un processeur d’accès au lexique, un processeur syntaxique et enfin un processeur sémantique, chargé d’intégrer ce qui vient d’être lu à ce qui a déjà été lu. Un cinquième processeur permet de terminer l’ensemble des traitements n’ayant pu être effectués en cours de phrase.  

L’ensemble des informations (orthographiques, syntaxiques…) traitées par ces divers processeurs sont maintenues dans la mémoire de travail qui, elle-même est reliée à la mémoire à long terme, laquelle contient tous les savoirs du lecteurs, tant sur les plans orthographique, syntaxique, sémantique, pragmatique…

La mémoire de travail fait le lien entre la mémoire à long terme et les processus de compréhension. La capacité de la mémoire de travail étant limitée, certaines informations peuvent parfois être oubliées : un bon lecteur peut intégrer plusieurs éléments d’un texte en même temps alors qu’un lecteur « peu habile » considèrera les éléments un par un, augmentant ainsi le nombre d’informations devant être gardées en mémoire et augmentant donc de concert ses chances d’en oublier quelques-unes.

 2. Disjonction temporelle entre période de fixation et traitements linguistiques

Postuler que la période de fixation sur un mot correspond à la période durant laquelle est effectué l’ensemble des traitements linguistiques associés à ce mot ne permet pas de rendre compte de certains phénomènes mentionnés dans la littérature, tels les effets de prétraitement et les effets de « débordement » (spillover effect).

 Certaines expériences menées sur la reconnaissance de mots présentés en périphérie ont montré que le travail de traitement pouvait s’amorcer en périphérie vers un objet que le regard va fixer, avant même qu’il y soit parvenu (O’Regan, 1975 ; Rayner, 1979). Selon Lévy-Schoen, d’autres décalages temporels peuvent intervenir dans le sens rétroactif : le regard a déjà progressé mais le travail de traitement se poursuit ou reprend sur un objet vu antérieurement.

 «C’est ainsi par exemple qu’on a pu montrer, lorsqu’une cible est à rechercher parmi un champ complexe de non-cibles, que le regard passe parfois aux abords de la cible, continue une fixation plus loin, puis revient sur la cible. Tout se passe comme si celle-ci avait été détectée par les récepteurs visuels, mais traitée seulement un peu plus tard pour déclencher la visée oculaire (…) » Lévy-Schoen, 1988, p.329

 Outre le fait que l’hypothèse « œil-cognition » (eye-mind hypothesis) formulée par Just et Carpenter ne puisse expliquer les phénomènes de pré-traitements, cette hypothèse ne permet pas non plus de rendre compte des effets dits de « débordement ». Afin d’illustrer ceci, considérons les deux exemples suivants : 

(1)   “The concerned steward calmed the child.”

(2)   “The concerned student calmed the child.” [1]

 Dans les deux phrases proposées ci-dessus, où seul le premier nom diffère, les termes “steward” et  “student” sont appariés en longueur et en nombre de syllabes. Ces deux mots se distinguent pourtant de par leur fréquence d’usage dans la langue, “student” étant bien plus fréquent en anglais que “steward”. Or, Rayner et Duffy (1986), de même que Inhoff et Rayner (1986) ont montré que les temps de fixation sur les mots peu fréquents étaient supérieurs (d’environ 30 à 90 ms) à ceux constatés sur les mots fréquents. De plus, et c’est ce que l’on entend par « effets de débordement », ces auteurs remarquèrent que les temps de fixation sur un mot précédé par un terme peu fréquent étaient supérieurs d’environ 30 à 40 ms à ceux constatés sur un mot précédé par un terme fréquent.

C’est afin de rendre compte du fait que les temps de fixations d’un mot peuvent être (au moins partiellement) liés à la difficulté du mot qui le précède que O’Regan (1990) postule l’existence d’une « mémoire tampon » (un buffer). Du fait de son existence, les difficultés rencontrées au cours de la lecture d’un mot provoqueraient des ralentissements répartis sur les mots qui le suivent immédiatement.


 

[1] Ces exemples sont ceux donnés par Rayner et Sereno (1994  p.57)